J’ai avalé mon histoire comme j’ai mangé la tienne, Poète, Sculpteur ou Peintre d’éternité au présent… Quel repas, dis-tu, avons-nous partagé ? À quand, et avec qui , le prochain ? On verra... On lira ... | Marie-Thérèse PEYRIN - Janvier 2015

Bernard NOËL

ETAT DES YEUX | Mai 2021| L'écriture au présent

 

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" Quelqu'un qui n'est pas moi attend de moi un geste silencieux..."
" Dire n'est pas un geste suffisant pour toucher le fond... "
" Maintenant la main cherche à tâtons une page habitable..."
" Déjà plus est aussi redoutable que pas encore..."
 
Bernard Noël à Laversine avec Mathias Pérez, Ce jardin d'encre
 
 
 
 
 
 
 
Se remettre devant l'assiette et attendre. L'écriture vient du quotidien. Pas la peine de ramener le tumulte là où l'on ne peut pas le contenir. Ne pas chercher ailleurs . Reprendre les mots un à un pour les incorporer. Les garder à l'abri le temps nécessaire. Écrire c'est respirer, c'est avaler et exhaler du sens. Rien n'est simple. Je regarde les petits morceaux de fraises dans leur jus, les feuilles de menthe ne sont pas là par hasard. Elles infusent. Il faut du temps pour installer une saveur, pour la reconnaître. Dans l'écriture c'est pareil.
 
Aujourd'hui je rassemble mes mots. La voix de Bernard Noël ramenée par Armand Dupuy résonne dans ma tête. Elle reprend doucement le fil de nos amitiés recousues. Du livre à la voix, des chemins foisonnants que j'ai le goût de parcourir à nouveau. Dimanche est un bon jour pour de telles explorations.

ETATS DES YEUX | Septembre 2023 | Ajustements d'images | LES HEURES PLEINES | Semaine 39

JOURNAL D'AUTOMNE  

Texte & Une photo par jour

 

 

Semaine 39- Année XXIII - Lundi 25 Septembre 

 

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"Avoir la tête dénuée de doutes" c'est une phrase relevée sur une image de danse où l'on voit des personnes immobiles de type asiatique, yeux clos, concentrées sur leur gestuelle prête à investir la scène collective de danse. Je comprends qu'il s'agit d'une ascèse, d'une discipline consentie qui demande des années de pratique et sans doute de souffrances intermédiaires dont le doute. La plupart des gens sont incapables de parvenir à cette finalité que j'imagine flottante et aléatoire. L'image dit que c'est possible et elle est harmonieuse, apaisante même. Est-ce que la littérature permet d'accomplir cette ascension vers l'absence (même temporaire) de doute ? Est-ce que le doute finalement n'est pas l'abstention ? Un certain silence intérieur qui force l'extérieur au même silence ? Comme un film invisible, une paroi protectrice insonorisante ? Quand j'écris, j'ai l'impression de tisser cette membrane fragile , elle se déchire facilement... Quand je lis, l'ai l'impression qu'elle s'étend à l'infini et que j'y perds les repères qui jalonnent les certitudes. L'autre doute et fait douter, sauf quand il danse comme un derviche... faisant lever l'air en tourbillon ascensionnel. Jusqu'où le suivre ?

Semaine 39- Année XXIII - Mercredi 27 Septembre 

 

 

Les bons livres affluent dans mon giron. Une brassée plus qu'une poignée... Des livres attirants et un peu invasifs que je tente de calmer dans leur piles éparses et silencieuses. Les nommer ne suffit pas, je vais en parler au fur et à mesure avec des priorités. Ceux qui n'ont pas tenu leurs promesses seront mis de côté sans mépris. Lire quelqu'un.e n'est pas une obligation mais c'est un privilège. Je vois la personne avant tout, et l'effort qui a été consenti pour ce "don de temps" dont parlait Bernard Noël ce grand écrivain qui était aussi poète et un peu visionnaire. Il a inventé la notion de "castration mentale" dont nous pâtissons de plus en plus dans un monde dérégulé et décervelant. Son oeuvre est pour moi poétique, politique et philosophique. Son intelligence sensuelle et sociale a peu d'équivalent parmi nos contemporains. Son oeuvre n'en  finit pas de me toucher. J'ai la nostalgie de sa voix, de ses paroles toujours adossées à l'intériorité confrontée au réel, de sa présence tremblée si incisive, mais en douceur. Ses mails nocturnes de réponse à l'inquiétude des ami.e.s proches ou lointain.e.s pendant les dernières années si pénibles, les traces innombrables qu'il a laissées de ses relations sincères et multiples, son regard de vieil enfant incrédule. Son courage devant la maladie. Je n'avais pas prévu de parler de lui ici et cette irruption me plaît. Pour en savoir plus, je recommande la fréquentation de l'Atelier Bernard Noël , orchestré par Nicole Burle-Martellotto, site où l'oeuvre et les témoignages , les documents d'archives sont recensés en permanence  et commentés par l'immense communauté amicale non réduite à l'espace hexagonal. On peut également approcher sa bibliographie et entendre sa voix sur le site de son éditeur (non principal) P.O.L . Bernard a beaucoup soutenu les petits éditeurs et notamment Fata Morgana. Ses poèmes sont des sentinelles pour moi.

 

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Extrait de poème 1 publié en 1983 chez Flammarion  p.25

 

Je survis à force de racines. La chair aurait déjà coulé

comme une terre grasse, mais les nerfs la retiennent, 

Les nerfs végétatifs. Les autres sont usés. Quelle floraison

blanche autour des os, ave d'épaisses touffes flexibles qui

se nouent, tandis que pâlissent les algues que de longues 

marées viennent plaquer  contre les dernières vertèbres.

L'eau est lourde et amère. Ma soif dévale le canal de la

moelle, roulant tout l'imbuvable qui racornit ma gorge.

Le silence plane entre les épaules et la mer, c'est le

prélude à une nouvelle aspiration des profondeurs. L'oeil

cherche de nouveaux domaines dans la région du coeur; 

mais tout végète. Les orbites ont blanchi. Il n'y a plus ni

paupières ni larmes. Le sang s'est retiré. Les poumons

ne sont que des mottes de bulles. Pourquoi penser ? si

le cerveau venait à s'allumer, il y aurait encore de la

suffocation, puis du vertige et puis la succion interne.

Tout ce calme est un piège. [...]

 

J'aime le relire et en parler. Je retrouve cette note :

« Un écrivain peut faire semblant de tout, mais est-il  encore un écrivain s’il ne tient pas son semblant pour rien ?  N’en va-t-il pas de même de l’amour ? » 

B.N   Le 19 octobre 1977 – textes - Flammarion

Bernard Noël a glissé d’un livre à l’autre, d’un texte à l’autre, d’un mot à l’autre, il a kiffé les dictionnaires, ces livres fous pour fous de sens, il n’a pas pu s’en empêcher. Quand c’était trop dur, il a cessé d’écrire. Du tout au rien. Il a parcouru sa propre pente en souriant.  Il nous laisse tout ou presque. Il a glissé dans la lumière blanche du néant hypothétique, mais son regard est encore visible. Ses yeux n’ont jamais chômé, ils ont glissé d’un visage à l’autre, peut-être d’un mirage à l’autre. Il n’y a pas eu de miracle, tout était déjà contenu dans l’enfance. Le reste n’a été qu’étonnements et  Il a voulu conjuguer tous les pronoms de la langue maternelle. Il a eu du mal avec le «nous», mais il a glissé dans l’amitié avec conviction et  parfois inquiétude (on les perd tous et toutes n’est-ce pas?), il  est parfois tombé de haut, certains mots glissés dans son  oreille ou l’abus de certains silences l’ont blessé, il a archivé, il a glissé hors de l’amertume, il a continué à accueillir la parole de l’Autre, dans le tout-venant, glissant d’une parole à l’autre, d’une écoute à l’autre, quand on aime on ne compte pas... Il n’a pas vu le temps s’écrouler sous la voûte de son crâne, il  disait:

J’écris sur la pente d’une prairie

Attention, tu vas attraper un rhume

je cours

l’air est vide sans danger

tout à coup une buée blanche

trop tard, ma tête dedans

et le rhume dans ma tête

Et moi je glisse d’un paragraphe à l’autre.  Je joue à glisser plus vite. L’exercice m’amuse.

Vous êtes malade

Non, j’étais fou.

C’est une maladie comme une autre.

Je ne m’en plains pas.

La glissade dans les images est une cavalcade. Une chevauchée fantasque. Une glissade dans les mots permet de changer d’air. Ce n’est pas toujours réussi mais ça console un peu de ne rien pouvoir ralentir dans les pensées du jour.

 

*

Semaine 39- Année XXIII - Jeudi 27 Septembre 

 

L'enfant du mercredi vient de repartir à l'école à pied, cartable au dos accompagné de son papy. Le réveil est toujours trop précoce, mais il s'adapte à ce rythme en économisant ses mouvements. Il me fait penser à un petit panda étonné qu'on réveille à tort. Le moment du petit-déjeuner est comme une fenêtre qu'on ouvre lentement, volet par volet, avec la perception de redécouvrir le monde, ne serait-ce que sa proximité. Ce matin, il regarde ses dessins, accrochés au mur, une longue fresque au feutre rouge qui représente une cité imaginaire dont les bâtiments sont tous reliés et où sont répétées des croix qui ne sont pas commentées spontanément. Il n'est pas élevé dans la religion mais l'un de ses meilleurs copains est tombé amoureux de la cathédrale Notre-Dame, ils en parlaient souvent à une époque. Ce qui frappe dans ces dessins de 2020 et 21, c'est la solidarité des bâtiments et l'importance des passerelles. On y voit une sorte de château-fort dont les remparts auraient été dépliés et déposés à plat... Les feuilles en format A4  sont scotchées les unes à côté des autres. Il n'y a plus de place pour en rajouter. C'est un sujet de discussion et d'attendrissement. Les dessins d'enfant sont des trésors qu'on jette généralement un peu trop vite. Les garder longtemps au mur permet de voir passer le temps et de le commenter avec tendresse. On sait qu'un jour, il faudra les enlever... On n'est pas pressé. L'enfant empile des dessins et des centimètres, le voir grandir est émouvant. Son langage est de plus en plus élaboré et ses avis plus tranchés. Quand je me plains parfois de son insolence (encore gentillette), il me dit : - Tu as de la chance mamie, tu verras à 12 ans, ce sera pire... Je réponds qu'il me restera toujours la possibilité de te mettre à la porte, oui mais... gentiment... Grands éclats de rire... Un enfant d'aujourd'hui est un peu différent d'un enfant d'hier dans ma génération qui a connu les trente glorieuses et la prospérité. Le monde autour est plus effrayant et hostile. Le cocon familial et scolaire est percé de menaces que les adultes ne savent pas bien gérer ni accompagner. Les dessins montrent tout cela . Un dessin  sanglant sur la mort de Samuel Paty nous avait particulièrement impressionnés. Longtemps des dessins d'incendie et d'explosion guerrière ont rempli des pages et des pages  avec des systèmes de protection, des sous-marins de plus en plus sophistiqués. Quelques dessins sur le COVID qui montraient le méchant virus et la machine pour le détruire. De petits bonhommes d'allure rudimentaire occupaient chacun des postes précis et la limite entre le dehors et le dedans était bien marquée. Au sortir de l'école maternelle le coloriage est devenu superflu, seules les mises en scène semblaient maintenant compter, et elles étaient très bavardes. Le goût du dessin s'est estompé peu à peu au profit de la lecture qui est devenue permanente et massive. Sur les dessins, le monde des figurines Minecraft relié à la Switch Nintendo a pris le relais - une heure par jour et pas avant de se coucher- Les cartes Pokémon semblent s'éloigner, un plein carton de chaussures au décor remastérisé contient les doubles... Il est temps d'arrêter la collection. La musique est entrée en scène, piano, solfège et déjà les premières improvisations rigolotes ( tant pis pour les voisins ?). L'enfant grandit sous nos regards bienveillants et émerveillés. Un privilège cela aussi. 9 ans déjà, une éternité de tendresse ...

 

La Cité Rouge 2021 APJLa Cité Rouge  (c)

 

Semaine 39- Année XXIII - Vendredi 29 Septembre 

La tenue d'un Journal comme celui-ci ressemble à l'égouttage des pâtes dans une passoire... Il ne faudrait retenir que ce qui se mange des yeux et ne pas trop attendre pour avaler ce qui semble nourrissant. L'eau des mots s'enfuit directement dans les canalisations de la mémoire morte et le filtre de la bonde évite les gros morceaux, heureusement il y en a peu, tu fais attention.

La sensation de gavage vient vite et ça te fait sourire. Changement d'emploi du temps depuis quelques jours. Rééquilibrage. Plus de dedans, moins de dehors. Du temps à soi pour ralentir et vaquer en rêvassant aux gestes  d'une maisonnée ordinaire. Eplucher, sectionner et faire cuire les carottes à la vapeur, les filets de cabillaud à la suite...  Mettre le couvert pour deux. Les tâches bien réparties. Lui la vaisselle chaque matin et un peu de balayage, toi la cuisine et la lessive, lui la bagnole et toi les draps, un peu de repassage et les rangements, en commun les livres, chacun ses piles, sa logique de stockage. Les retrouvailles rituelles matin midi soir. L'indépendance en journée. C'est la vie hors vacances et présences familiales. La présence de l'enfant le mercredi jusqu'au jeudi matin  est un rayon de soleil  qui  ajoute sa lumière à la nôtre. Tu trouves ta vie apaisée depuis que les contraintes professionnelles et parentales n'accélérent plus vos pas. Tu peux respirer plus amplement et élargir tes regards. Tu peux penser ta vie, la calibrer à ta convenance et surtout réfléchir à ce qui te convient ou pas.  Encore un privilège. Tu regardes des émissions documentaires ou littéraires tard, sans aucun souci de réveil imposé le lendemain matin. Curieusement, cela ne change pas ton horaire de lever. Ta grande fatigue des années laborieuses a disparu. Et même si ton corps a perdu de ses capacités motrices, le manque de sommeil n'est plus d'actualité. Tu dors moins longtemps et mieux depuis que les douleurs arthrosiques et diverses sont devenues plus intermittentes et moins invasives. Tu savoures chaque répit. Ta santé est tombée dans l'escarcelle des prescriptions en tout genre, tu fais le tri  là aussi.  

 

 

 

 

 

 

 


ETAT DES YEUX | Printemps 2021 | Samedi 17 Avril | En pensée à Mauregny-en-Haye avec Bernard NOËL et ses proches

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                                Entrée nouveau cimetière de Mauregny-en Haye

 

 

Prendre soin du corps du mort... le texte... écrivit Bernard Noël

 

[...] Il faut dire enfin que le vécu des morts — tant pis pour eux et tant pis pour nous, futurs morts — n’est plus rien. Conséquence : le texte est le corps du mort, un corps public auquel chacun peut tout faire à condition de n’en pas faire le représentant de rien. Laure est un texte, et chacun se qualifie selon sa façon de le lire... Il faut également en finir avec la propriété privée des moyens d’expression, chose qui, bien sûr, met en cause la famille, mais tout aussi gravement les lecteurs, car lire devrait être un acte qui libère le texte de la culture comme de la vie même dans ce qu’elle a d'étroit, de finissant...

 

Lire, c’est traverser la mort

grâce à cet emportement sacré qui,

pour Laure, était l’autre

nom de la communication…

                                                                                                                         

    

Bernard NOËL, Laure dédoublée

 

 

Le texte Laure dédoublée, de Bernard Noël, a été publié dans Les Nouvelles littéraires n° 2539 (01/07/1976) puis dans le n° 6 de la revue Cée (septembre 1978).

Source :  L’Atelier Bernard Noël / Nicole Martellotto

 


ETAT DES YEUX | Printemps 2021 | 13 Avril | Hommage aux plumes d’ange de Bernard NOËL (dans le dos)

 

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Depuis Laon et la montagne couronnée, on s’enfonce dans une anfractuosité du plateau calcaire. Soudain, la terre déplie le nuancier de l’automne. Bois et vallons dévalent jusque Mauregny-en-Haye. Le portail est clos. Mais à l’intérieur de cette cuisine de province, la poignée de main est chaleureuse. Sur le gaz, une cafetière italienne. Le café du matin est bon.     Hervé Leroy

 

 

Hommage aux plumes d’ange de l'Ami Bernard NOËL (dans le dos)

 

Très cher Bernard,

      Comment t’en vouloir, cela faisait plusieurs années que tu laissais la mort rôder autour de ton crâne, enquiquineuse que tu ne pouvais pas vraiment repousser, mais tu ne lui as concédé que l’extrême fatigue, et pour finir la perte d’usage des jambes et des yeux. Après tout, tu avais bien le droit de vieillir dans la proximité de tes poiriers, tu avais fait ton temps comme on dit pour évacuer le scandale d’une disparition inconcevable pour les survivants. Alors je ne t’en veux pas. Mais tes mots si essoufflés et valeureux à la presque fin sur tes mails, m’ont fait croire à tort à ton immortalité. Aujourd’hui, je tombe de haut.  Je ne suis pas la seule à t’avoir parlé, à t’avoir écrit et à avoir reçu « le don de temps » de tes paroles si bouleversantes, si nourrissantes pour féconder l’écriture intime. Tu ne croyais pas si bien dire en implorant la grâce (mais ne l’as-tu pas simplement attendue passivement les mains derrière le dos, tout au long de ta vie en écrivant ?) grâce mécréante que tu as superposée à la notion de présence et de silence étayé du regard soutenu, de l’égard entendu ? Te lire me consolera sans doute bien à distance de ta mort qui me dévaste à un point que tu ne peux plus imaginer.

      Notre amitié tardive dans ta vie a été insolite, non utilitaire et a puisé son souffle dans l’effort de maintenir une pensée affectueuse sans enjeux, sans illusions partageables et dont le tutoiement a probablement fait écho à ta propension à l’accueil et à l’authentique d’un échange sans manières. Amitié minuscule et non moins réelle, parmi d’autres.  Tu m’avais fait part de ton sentiment de solitude, de lassitude et de quelques déceptions tenaces que tu essayais maladroitement d’oublier. Nos échanges m’ont été précieux pendant plusieurs années, tu les as encouragés et je t’en remercie. Je savais qu’ils allaient cesser un jour. D’où mon désarroi ce soir.

      La maladie récidivante t’a aidé à baisser ta garde, à rompre avec ta solitude et à réclamer l’essentiel : la présence d’êtres véritablement tendres à tes côtés pour ne pas mourir dans trop d’effroi. Cette sagesse ultime de ta part m’a rassurée. Mais mon regret subsiste de n’avoir pu te réconcilier avec un ami cher à qui je viens d’apprendre ta disparition. Des ami.e.s , des admirateurs, des admiratrices, tu n’en manques pas , mais ceux ou celles qui ont vraiment compté pour toi se sont peut-être éloigné.e.s, la plupart décédé.e.s , et je sais que l’amitié a été ton cordon de survie, ton alibi de militance, ton meilleur appui dans les pires moments,  pour rester dans le lien social. Tu aimais les toiles de Géricault, n’avais pas peur d’en affronter la noirceur.  Tu as été un aventurier de la cause littéraire, un penseur exigeant et provocateur.      Derrière tout cela tu as été un homme tendre et vulnérable, écorché vif par l’injustice et la violence ataviques. Tout ce que tu as écrit témoigne de tes combats dans la langue dont tu as extrait des pensées puissantes et un style inimitable.

      Tu n’as pas cherché la notoriété et tu as eu la reconnaissance qui allait de pair avec ta timidité. Maintenant, tu es soulagé, tu n’as plus à faire la relance de tes meilleures idées en public, j’espère que d’autres s’en chargeront et que ton œuvre sera montrée au plus grand nombre, au théâtre comme en lectures. Elle est inépuisable pour qui sait lire la partition d’une existence profondément incarnée et solidaire.

      Tu ne liras pas ma lettre et je t‘en veux quand même un peu. Je sais que tu t’en serais un peu moqué très gentiment, que tu m’aurais parlé de tout autre chose que de toi, avec cette petite phrase introductive qui m’a souvent garanti de gamberger à ta suite : - ce qui m’intrigue c’est que ...   As-tu été un intrigant ou un intrigué ?  Je me pose la question en souriant, tu aurais pu être un beau clown (triste ?). Les exégètes habilités trancheront, en attendant je t’embrasse de tout cœur et je te souhaite un bon silence réparateur. On est là pour la mémoire vive autour de ta présence durable, sans effet funéraire intempestif. Tu peux planer parmi les anges en dispersant tes plumes, tranquille, invisible et léger comme évadé d’un tableau d’Opalka.

Marie-Th de LYON

 

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ETAT DES YEUX | Hiver | 5 Janvier 2021 | Les résurgences du parloir miroir

 

Les pas dans la neigePas dans la neige au Clos Fleuri - photo modifiée Mth Peyrin

 

 

Ce pourrait être une lettre adressée à un.e  ami.e, pour donner des nouvelles…

Cher.e Toi ,

J’espère que tu vas bien et que ma lettre te fera passer un bon moment à mes côtés. On les écrit sur écran désormais, mais l'envoi postal fait encore partie de mes préférences. 

La semi-réclusion devenue volontaire a du bon. J’écris. Dans ce massif d’immeubles urbains d’origine ouvrière, mon compas visuel limite mon regard à un grand demi-cercle côté ouest depuis le balcon du 3°, deux petits côtés sud et nord, et un petit rectangle de verdure en aplomb des chambres, la nôtre, et celle du grand fils devenue mon antre à livres, une sorte de grenier perpétuel où je rêve de poser mes plages d’écriture et de lecture. C’est l’un des lieux d’écriture qu’il me faut garder. L’installation est en cours mais il me faut auparavant délocaliser des archives familiales précieuses devenues encombrantes. Je ne les veux pas encore loin de moi.

La résidence de co-propriétaires porte bien son nom : « Le Clos Fleuri ». Elle fait partie des anciennes propriétés arborées glanées par la pieuvre immobilière, sur le territoire des roseraies du 8° à la limite de Vénissieux. Le périphérique sud tout proche est devenu un fleuve bruyant qui a repris son flux de voitures incessant après les trop courtes interruptions de confinement. Show must go on… dans la fuite en avant… Toutes les questions de reprise économique sous l’injonction d’un capitalisme qui n’a rien compris de la leçon pandémique nous assaillent de toute part. La pauvreté devient criante à chaque coin de rue, les visages dehors s’évitent et chaque personne se déplace seule ou accompagnée de petits et bien moins d’anciens, comme si une menace pesait sans interruption dans l’air déjà pollué de la cité. Le grand air et l’espace sont loin, mais ils sont accessibles dans les horaires de couvre-feu. Il est bizarre de revivre ce dont nos parents et grands-parents nous ont parlé à longueur d’enfance. Deux ou trois guerres et l’ambiance de pénurie, de délation et d’arbitraire qu’ils ont surmonté en laissant derrière eux des morts tragiques… Aujourd’hui, je pense aux morts récents de la pandémie, parfaitement invisibles humainement, sauf pour les soignants, les familles et les fossoyeurs dans le brouhaha télévisuel que les statistiques lancinantes des médias peinent à incarner. Les enjeux contradictoires de générations semblent prendre une tournure d’affrontement attisée par les réflexes égoïstes de temps revenus sans foi ni loi. Le système D est prévalant et le raisonnement à courte vue avec ses cortèges de stigmatisations et de défis. Phénomènes éthologiques plus que politiques. Des masses humaines stigmatisées sont empêchées de circulation, reléguées, menacées çà et là… Ici, et pour l’instant, nous sommes à l’abri des plus gros désordres sociaux. Nous sommes des privilégiés sans être des nantis de haute volée. Nous payons nos impôts, nous aidons nos enfants impactés par leurs conditions de ressources aléatoires et restrictives. Nous prenons soin de notre seul petit-fils comme s’il était l'unique petit Prince malicieux et inquiet pour sa rose, car conscient de tout, sur une planète qui manque de jugeotte. L’enfance à portée de regard est la seule consolation de ce XXI ème siècle devenu confus et dangereux.

Dans mon miroir, le matin, je vois une sexagénaire sans maquillage, un peu usée, qui n’a pas envie de se plaindre mais qui ne cesse pas de se poser des questions. En lisant les autres, elle prend ses repères et elle affine sa vision de l’usage des mots. Beaucoup sont inutiles, mais chaque parole demande à être lestée d’humanité meilleure. Cela s’apprend tout au long d’une vie et on rate beaucoup dans ce domaine.

Lorsque je pense à toi, je me rends compte que je ne sais rien de ce que tu vis en ces moments un peu trop déroutants. Personne n’a vraiment envie de s’épancher sur son sort de peur des comparaisons et de la banalité des phrases qui pourraient en découler. Comment parler de cœur à cœur, d’esprit à esprit quand le corps à protéger prend toute la place et le champ d’intérêts. Te savoir pruden.t.e face à la diffusion du virus me rassure, mais dans la réalité , je sais que l’on prend toutes et tous des risques à chaque fois qu’on sort de nos tannières. Il y a toujours des sacrifié.e .s en première ligne, des mal payé .e.s qu’on  envoie comme des soldats, et qu’on appelle héros lorsque ça arrange nos principes éthiques vite balayés. Le cynisme fonctionnel des gouvernants appelé pragmatisme, et du fonctionnariat aux ordres, appelé citoyenneté ne laissent pas de surprendre en ces temps bouleversés.  J’aime bien ce mot « tannière », qui me fait penser aux grottes préhistoriques où nos ancêtres s’éclairaient à la torche de graisse enflammée et se réchauffaient au feu de camp, habillés de peaux de bêtes, ingénieux pour la survie. Autour des animaux féroces tout aussi traqués qu’eux et sans doute des durées de vie plus brèves que les nôtres…

Je pense que j’aurais fait partie des premières victimes si j’avais vécu à ces époques, dans une guerre aussi… Et c’est étrange de penser cela.  Cela me peine pour les gens qu’on laisse, mais je le sens intimement dans mon corps. Je ne suis pas pourtant quelqu’un qui ne se défend pas ou suicidaire, mais le plaisir de l’attaque me paraît superflu, la mort vient facilement, il ne faut pas la prier très longtemps. En attendant, je profite lentement du sursis. La vie est généreuse lorsqu’on est encore du bon côté. Comment aider les autres ?

C’est bizarre de dériver ainsi dans l’écriture. C’est comme si je parlais à moi-même en t’écrivant, et c’est sans doute le cas. Est-ce vraiment utile ?

Toi, seul.e pourrait me le dire si tu le peux franchement.  Que tu ne me répondes pas est aussi possible, je ne t’en voudrais pas.  Je pense encore  à la fabuleuse écriture de Bernard Noël. Je viens de retrouver un livre d’artiste illustré par Jean-Gilles Badaire avec des mots qui disent exactement ce que je ressens, à condition de m’éloigner de la réalité. Ce sont des poèmes qui s’adressent à trois prénoms (ces personnes existent donc !) Le titre est déjà une offrande : Présent de papier, c’est édité chez le grand Jacques Brémond , «  Achevé d’imprimer entre froids de l’hiver et bruissements de l’été sur les presses typographiques de l’atelier de Montfrin de 2009 à 2010 » . Pour finir ma lettre , je te recopie celui qu’il dédie à mohammed.

 

bienvenue au silence

où s’avive le souffle qui vient

habiter la demeure mentale

amitié pensive puis la mémoire

mâche un peu de temps puis fait

mouvement de langue et c’est

encore une fois vers le poème

dis-moi quelle figure y prend l’air

 

bruit de syllabes ou présence

en train de changer d’alphabet

nous aimons le pays du Livre

notre vie glissée entre les pages

il y a tout l’inconnu qui cherche

sous le cœur comment se prendre aux lettres

 

ou prémonition active à travers l’attente

une vision travaille en tête

matière d’unité qui

active en nous l’urgence d’être

mais qu’est-ce que la vie ordinaire quand on songe

aux différences dont la parsèment les vocabulaires

 

jouer de l’étranger pour changer la vue

oublier l’enceinte de poussière

une main passe derrière les yeux

raclant la patine des habitudes

nous voici tout à coup ensemble

au désert et l’émotion dresse là-bas

l’horizon d’une langue unique

 

de quelle substance avons-nous le partage

en cet instant où se ferme la bouche

 

le rythme du regard fait danser

autour de nous l’invisible

 

matière qui se matérialise

et ce n’est pas du chant mais

toute une nudité interne soudain

advenue à la pensée que le Néant

primordial nous invite à donner un

habit sublime au dérisoire

on va dans le désert pour voir

reculer à chaque pas l’infini

encore une réalité illusoire

 

les décombres de l’âme dis-tu

et quelque chose d’obscur refroidit les yeux

des sanctuaires de sable

ouvrent leurs portes à l’éphémère

nous revoilà devant l’absence

 

dès que le doute dévore la langue

une limite encercle la vue

 

vapeurs menaces chutes désastre

il n’y a plus que la solitude

des mots passent en perdant leurs lettres

et l’illisible nous crible de sa pluie

 

faible rempart l’écriture

l’obstinée résistance du sens

entre disparition et dissidence

un mystère d’inanité sonore

vivifie l’espace où la pensée

était au bord de sa perte

 

et tout repart une fois de plus

notre vitalité elle seule peut-être

tu fais je fais nous faisons

revenir des ombres sur la page

en traçant là des lignes

 

de l’illusion acceptée s’élève

encore l’énergie verbale

sous les signes respire l’autre dimension

 

futur et avenir ne sont pas semblables

un grouillement ici une gravitation par là

nous passons du pensable à son contraire

enracine ton visage existe et mords

répète en nous la bouche obscure

aime ajoute une autre

il n’y a pas de demi mesure dès qu’on saisit

la plume et qu’elle remue tout en bas

l’antique décharge où sont

entassées les images l’écriture

s’en va manger dans ce chaos

 

les mots dis-tu sont des sacs où le temps

empile du  je  du  il  parfois du  nous

leur ouverture fais déborder le tu

il dormait sous les cendres de l’identité

vidé aussitôt du silence tacite le voilà

réduit à jouer le rôle de l’Autre

enveloppé de quelques lambeaux d’être

 

 

dans le corps ça crée de l’espace

et des points d’attache pour l’infinitif

 

les organes savent ce qu’ils doivent à la conjugaison

 

au jour le jour il faut inventer un

maintenant qui défie la distance

oser l’écoute de la sonorité pure car

une forme d’air suffit à faire

résonner le fil de l’amitié

 

 

 

Tu vois, mon Ami.e, je pourrais me contenter de recopier des poèmes comme celui-ci pour parler de ma vie, cela suffirait peut-être. La narration anecdotique n’est qu’une façon de contextualiser le lieu d’ancrage de ma pratique de lectrice.  Les poèmes sont vivants lorsque je les découvre ou redécouvre dans la coquille élégante des livres publiés, je les aime aussi dans la voix réelle des gens qui les offrent, surtout parmi  les contemporains et les passeurs qui la partagent sans chercher à la monnayer comme une denrée de consommation . Certes il faut payer l’impression des livres, mais je n’ai jamais cru que la poésie était une exclusivité et un métier. Elle appartient à tout le monde, à tout moment, en toute langue, elle doit circuler sans taxe, ni douane, elle est le bien commun essentiel en provenance de singularités assumées. Elle est le lien entre les époques et les êtres ouverts et vibrants. Je suis l’amie des enfants, des poètes et des papillons ( et plus récemment , des escargots ! ). Range-toi dans la catégorie qui te ressemble le mieux ( tu peux cocher toutes les cases en même temps !).

Je t’embrasse doucement.

Mth